Nosbaum-Reding 2019 (crédit photo Tania Bettega)
En 1912, dans son roman « Voyage au pays de la quatrième dimension » qui inspirât Marcel Duchamp dans ses réflexions pour son « Grand Verre », Gaston de Pawlowski écrit que « le monde matériel est purement phénoménal, (qu’) il n’existe qu’en fonction des formes provisoires, (qu’) il se construit au moyen de l’échafaudage que lui fournit l’hypothèse du temps et de l’espace. (Qu’)il n’est même pas un geste, mais une simple apparence de l’Idée vue à trois dimensions ». Cette description d’un univers structurellement incertain émanant d’une dimension supérieure explique peut-être le comportement de Monsieur Polyèdre.
Peut-être existe-t-il simultanément dans deux univers ? Car, avec comme chef un dodécaèdre, cet étrange personnage porte le monde de Idées sur ses épaules. Sa tête est enfermée dans un solide platonique du plus haut degré qui appartient à une autre dimension. Toujours est-il qu’il vit retranché de notre monde des apparences et que cela n’est pas sans incidence sur sa démarche. Il est insensible à la lumière qui provient de notre dimension, il la réfléchit mais ne la perçoit pas.
En mode de reconnaissance tactile il avance, effleurant les parois et rencontrant son ombre. Sans lassitude, il disparaît puis reparaît. Sans passé, sans futur, le temps n’est pas pour lui infini, mais sans achèvement. Il tâtonne ainsi à la surface d’un espace plan et arrêté, puisque l’espace filmique est une projection verticale et que les plans du film sont fixes. Monsieur Polyèdre est donc enfermé dans un rectangle dont il explore la profondeur. Et nous, en le regardant, nous entrons dans le travail de Yann Annicchiarico, une œuvre dans laquelle les dimensions spatiale et temporelle se superposent puis s’imposent pour finir par se (con)fondre.
A la différence de Monsieur Polyèdre, nous ne sommes pas pris dans une boucle et ne sommes pas condamnés à une vie sempiternelle. Si nos expériences résultent d'actions et de pensées en un certain ordre assemblées, leurs possibilités demeurent illimitées. Il y a d'autres combinaisons, d'autres hypothèses en réserve, et c'est cette multiplicité de possibles que met en lumière -et en ombres- l'installation de Yann Annicchiarico.
Lorsque nous quittons Monsieur Polyèdre pour aller de nous-mêmes explorer l'espace dans lequel il évolue, les lignes de l’architecture ordonnée dans lesquelles nous le voyions précédemment se découper deviennent des cloisons. Nous pénétrons dans un jeu d’espaces et de plans qui s’imbriquent et se recoupent. C’est une architecture ouverte qui ne prémédite rien, qui ne donne aucune indication et ne fait montre d'aucune autorité quant à la manière de l'appréhender. Elle se présente comme une scène composée de trois modules eux-mêmes constitués de trois formes archétypes de toute construction habitable : une porte, une fenêtre et un escalier. Leurs découpes ménagent des transitions et des accès vers d'autres espaces auxquels nous accédons au gré de notre fantaisie. Dans ce milieu à notre dimension qui nous en propose d’autres, notre regard soutenu par notre corps en mouvement oscille entre concentration et flottement. Tour à tour, nous portons notre attention sur les œuvres que nous découvrons, puis nous laissons absorber par le noir des cloisons qui, dans des orbes de lumière, retiennent notre présence en renvoyant celles de nos ombres. Nous naviguons. Les œuvres photographiques entretiennent un lien de parenté avec leur environnement en présentant des géométries associant surface et profondeur. Elles font planer un doute quant à leur origine : sont-elles enfantées par l’architecture ou bien la précèdent-elles ? Par nature, le mystère n’appelle aucune résolution. De fait, ces photographies s’intercalent entre plusieurs plans, elles entretiennent un suspens entre leur présence et leur projection. Non loin, le scintillement doré et argenté de deux autres œuvres aux allures de carillons géométriques attirent d’abord notre œil avant de lui laisser penser que, devenu organe tactile, il est à même de les faire tinter. A l’instar des deux photographies, il est impossible de saisir la nature de ces œuvres. A travers leurs attributs -notamment les silhouettes miroitantes des mains découpées dans le métal-, elles sont à la fois des patrons et des formes iconiques. La manifestation de leur présence est propice à une confusion des temps. Justement, selon que nous ayons rencontré ou non Monsieur Polyèdre à cet instant, ces mains suspendues à ces grilles de losanges n’induisent-elles pas une mémoire à venir ?
Aussi, que ce soit dans le film, l’architecture ou les œuvres, l’espace chez Yann Annicchiarico est stratifié par la polysémie des plans et des temporalités, c’est cela qui lui confère ce caractère à la fois proche et lointain, immédiat et différé. C’est un jeu entre immanence et réminiscence des formes. Un jeu d’esprit, jamais clos, dans lequel le visible est une apparition si tôt recouverte par nos projections mentales.
La moitié des yeux
Clément Minighetti
(2019)